L'assassinat d'Alexander avait fait de toi un monarque par défaut, un meneur de substitution en des temps incertains. Le costume royal te grattait comme une seconde peau mal ajustée, mais il te fallait pourtant continuer à te mouvoir, de peur que tout ne s'effondre à la moindre de tes hésitations. Plus que jamais, tu devais être confiant, droit et puissant, car les déclarations publiques, les proclamations d'engagement à la vision égalitaire de ton frère, semblaient à peine éteindre les flammes de la méfiance et de l'agitation qui couvaient dans les regards elfiques. Tout ce que tu pouvais faire, désormais, c'était en faire davantage, et bien plus encore, même après avoir tout donné. Les nuits blanches et l'irritabilité grandissante de ton caractère étaient devenues ta nouvelle normalité, une maudite ritournelle avec laquelle tu semblais pourtant valser sans le moindre mal, d’un point de vue extérieur…
Des coups brefs, mais doux, furent frappés à la porte avant d'entrer, annonçant l'arrivée de ton intendant Thomas. « Bonjour votre majesté. J’espère que la nuit a été bonne. » Ses yeux fatigués scrutèrent brièvement la montagne de paperasse qui envahissait ton bureau, comme un homme évaluant un champ de bataille, avant de chercher l'endroit approprié pour poser le plateau du matin qui portait une tasse de thé et quelques scones. Chaque élément sur ce plateau avait été scrupuleusement examiné et goûté par les agents de Thomas avant de t’être présenté. Albion ne pouvait se permettre de perdre un autre roi si rapidement, et Thomas était le seul homme en qui tu avais une confiance suffisante pour garantir ta protection face à la cruauté du Noble Jeu. « La princesse Faith a envoyé une nouvelle demande d'entretien avec vous. » S’il existait une médaille pour le ton le plus neutre et diplomate possible, nul doute que Thomas l’aurait eu avec cette réplique, alors qu’il annonçait cela avec prudence, tout en versant professionnellement une tasse d'Earl Grey fumant pour t’aider à tenir face à la tyrannique bureaucratique qui assassinait tes nuits. Grinçant des dents à la mention de ce nom, tu pris la tasse sans un mot, laissant le silence s'étirer jusqu'à devenir presque tangible.
Faith. Une épine dans ta chair, telle une ombre persistante dans un jardin autrefois florissant, dont tu ne pouvais aujourd'hui plus qu'admirer la désolation à cause de sa seule existence. Son seul prénom résonnant à tes oreilles était un rappel incessant des joies perdues, des espérances étouffées, et de ton cœur, encore meurtri, que tu essayais d'oublier sous ton devoir. Pour le royaume, elle était une promesse en suspens, une balance dont le fléau pourrait pencher vers l'espoir ou le chaos. Mais pour toi, oh pour toi elle n'était rien de tout cela, sinon un poison avec lequel tu devrais désormais apprendre à vivre. Ta volonté n'avait aucun pouvoir face aux réalités de ce monde : elle était désormais la clé malheureuse de l'équilibre fragile entre deux races, et il était impensable pour un roi sensé comme toi de nier cette évidence.
« Je suppose qu'il n'y a pas moyen de retarder cela davantage… » Avais-tu murmuré, plus pour toi-même que pour Thomas, même si ce dernier hocha prudemment la tête. Il comprenait l'ampleur du dilemme, mais était rassuré qu'après des jours à t'enfermer dans ton obstination, tu entendais enfin la voix de ta propre raison. « En effet, Sire.» Sa réponse se voulait douce, comme s'il essayait de ménager une personne gravement blessée qui tentait en vain de soigner ses propres plaies dans l'ombre, avant de faire face celle qu’il redoutait deja. Cependant, après un temps infiniment trop long pour réfléchir à simplement accepter une invitation, un sourire arachnéen se forma sur tes lèvres. Bien. Parfait. Si tu ne pouvais pas l'éviter, tu pouvais au moins faire en sorte que la situation soit désagréable pour toutes les parties, n'est-ce pas ? Pourquoi serais-tu le seul, ici, à devoir ingurgiter chaque jour davantage de poison avec un sourire poli ? « Très bien. Faites savoir à la princesse que je l'invite pour le thé, aujourd'hui. Tu aimes travailler ton effet, laissant planer un léger silence, avant de faire tomber ton couperet. Dans mon bureau. » Même dans ton immaturité, tu restes réfléchi.
Thomas posa sur l'amoncellement de documents qui encombraient le bureau un regard où perçait à peine le doute. Un professionnalisme inébranlable l'empêchait de laisser ses sourcils trahir son étonnement. « Ici, Sire ? » s'enquit-il, cherchant à décrypter les abysses insondables de ton âme par le prisme de cette demande incongrue. Était-ce vraiment ton intention d'accueillir ta fiancée, dans le sanctuaire de ton pouvoir, une elfe, dans ce mausolée de papiers où le thé serait une aberration, un affront à la bienséance ? « Oui, ici. » as-tu répondu, un sourire venimeux déformant toujours tes lèvres. Ah, que celui qui n'a jamais trouvé de réconfort dans une cruauté mesquine te jette la première pierre. Si cet entretien devait avoir lieu, tu te jurais d'en faire une expérience aussi déplaisante pour la princesse qu'elle l'était pour toi. Néanmoins, le choix n'était pas innocent. Il se posait là, subtilement, comme un nouveau coup dans cette échiquier, ce noble jeu dans lequel chaque pièce, chaque mouvement, aussi futile fût-il, se devait d’être manipulé à ton avantage.
Thomas inspira profondément, un acte d'endurance mentale si souvent nécessaire lorsqu'il s'agissait de son maître et ses actes fortement irrévérencieux. « Très bien, Sire... » concéda-t-il, avant de s'éclipser par la porte comme un homme qui cherchait à échapper, ne serait-ce que momentanément, au dédale de tes intrigues. Il quitta la pièce en laissant le plateau de ton petit-déjeuner, sa tâche étant désormais d'informer l'entourage de la princesse de ton invitation impromptue, le tout avec le plus de politesse possible, comme pour essayer de lisser ta propre impolitesse.
Seul dans le crépuscule de ton sanctuaire, tu pris quelques instants pour te lever et t'approcher de la fenêtre. Le soleil se levait, projetant ses premiers rayons à travers le verre alors que tu passais une main lasse sur tes yeux épuisés. Combien de temps encore avant que tu ne sois la corde qui cède, Valerius ?
Une minute s'écoula, puis peut-être une autre, avant que ta chaise ne t'appelle de nouveau, telle un échafaud inévitable. Fataliste, tu retournas à ton labyrinthe de papier, à cet enfer bureaucratique, continuant ainsi ta quête incessante pour sauver un royaume aveugle à sa propre chute imminente…