Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.
C'est un univers morne à l'horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème”
À mesure que l’après-midi laisse place aux teintes crépusculaires, un répit fugace t'accueille. Les derniers rayons d’un soleil froid d’automne caressent les feuilles mourantes dans les jardins du palais, jetant sur ton parcours solitaire une lumière mélancolique, digne d'un tableau au gout de feu Alexander. Cette promenade, si proche de la solitude tant convoitée, est pourtant voilée par la présence discrète mais indissociable de ta garde et de ton fidèle valet, Thomas. Ils se fondent dans les nuances de cette scène de verdure ordonnée, t'offrant une éphémère illusion d'isolement, une parenthèse appréciable dans le Noble Jeu. Leurs efforts pour se faire invisibles visent à te restituer un semblant de cette solitude que tu as perdue depuis des semaines. Ce n’est presque rien, mais tu les remercies silencieusement pour leurs efforts. Néanmoins, cette trêve n'est qu'un baume temporaire sur la scène incessante de ta vie, où chaque jour, tu revêts infailliblement le masque du roi, un rôle que tu interprètes avec une précision et une dignité inébranlables, tandis que tout à chacun examine ta performance sans fin, cherchant la moindre faille qui pourrait leur être utile pour te faire tomber…
Tes pas te guident à travers les jardins du palais, cette errance devenue ton unique échappatoire, bien que brève. Ces allées, jamais vides, résonnent des salutations protocolaires qui, jadis source de divertissement, ne reçoivent aujourd'hui de ta part qu'une réponse rigide, empreinte de cette même formalité que tu abhorrais autrefois. Quelle cruelle ironie du sort, une punition appropriée, pour qui s'en moquait jadis avec tant de plaisir.
Inévitablement, comme à chaque fois que tu te sens assez morose pour penser à tout ce qui n’est plus, ton esprit s'envole vers Alpia, vers ces montagnes gardiennes de ta jeunesse, un Éden où régnait une insouciance aujourd'hui perçue comme un paradis perdu. Il y a cette maxime sur l'âge d'or, Valerius : on ne réalise jamais qu'on est en son cœur, et ce n'est qu'une fois perdu qu'on mesure l'abîme de son absence. Sans le savoir, en quittant Alpia pour revenir en Albion, tu avais laissé derrière toi cet âge d'or, une époque de légèreté et de joie aujourd'hui étrangère, un souvenir flottant comme un parfum dans l'air, dont les fragrance fugaces ne te rendent que plus amère.
Dois-t-on le dire ? Faut-il souligner que c’est là, en Alpia, que tu l'as rencontrée, elle, celle dont le simple prénom est désormais un tabou, même dans le sanctuaire de ta pensée? Elle, l'amour que tu as sacrifié – trahi, en vérité – sur l'autel de ton impitoyable devoir ? Celle qui, par son seul sourire, transforma tes années de jeune homme en ton âge d’or ? Aujourd'hui, prisonnier de ton rôle de souverain, ces souvenirs te semblent appartenir à une autre existence, évanescents comme un rêve au petit matin. Oh, par l’Unique, quelles promesses, quelles sacrifices ne donnerais-tu pas pour retourner dans ce passé, ne serait-ce qu'un jour. Mais, même si tu pouvais t'accorder quelques jours supplémentaires au cœur de ton paradis perdu, que pourrais-tu réellement changer à ton présent ? Quelle manœuvre pourrais-tu inventer pour éviter l'inévitable, pour ne pas la perdre une seconde fois ? À quoi bon endurer une telle souffrance une deuxième fois ? Non. Il vaut mieux oublier Valerius. Oublier et renoncer… Et pourtant, le destin, cruel et moqueur, vient perturber tes résolutions à peine prises, car, au détour d'une allée, tu te retrouves face à un regard qui, comme toujours, capte ton attention bien plus qu'il ne le devrait.
Pendant un instant suspendu, un battement de cœur hors du temps, le monde s'évanouit autour de toi.
Il n'y a plus qu'elle.
Léonie.
Mais cet instant s'envole aussi vite qu'il est apparu, balayé par la toux discrète de Thomas, un rappel à la réalité, une échappée hors de cette rêverie interdite. Être si près l'un de l'autre ne peut que mener à la ruine. Pourquoi s'infliger une telle épreuve, quand la seule récompense est une douleur accrue ? Non, tu te raccroches au protocole – salutations, politesses – et, prétextant des affaires d'urgence, celles qui justifieraient un roi s'éloignant avec peu de courtoisie d'une dame, tu t'en vas rapidement, ton pas s'accélérant vers le palais. La fuite. Toujours la fuite.
Pourquoi maintenant ? L'as-tu invoquée par la force de tes pensées incessantes ? Ton cœur, ce félon qui te trahit, bat si violemment dans ta poitrine qu'il semble sur le point de se révéler au monde entier. Non, non ! Tu dois surmonter cela, Valerius, pour le bien de la nation, en honneur de la promesse faite à ton frère défunt, et pour le bien-être de celle que tu ne peux oublier. Quelle souffrance supplémentaire pourrais-tu lui infliger, si tu abandonnais la raison qui te pousse à garder tes distances ? Ici, ce n'est pas toi qui a le plus à perdre, n'est-ce pas ? Alors, demeure le lâche, Valerius. Continue de te blottir dans ta couardise, fuyant ces yeux qui effacent toute raison de ton esprit. Perdure dans cette tentative vaine d'apaiser les barbelés qui enserrent et saignent ton cœur. Crois, avec une naïveté pitoyable, que tu peux indéfiniment échapper à cet amour qui te tourmente. C'est là ton unique échappatoire, un refuge creux où tu te terres, fuyant les vérités que ton cœur connaît trop bien. Chercher de la raison dans l’irraisonnable, quelle bêtise...
Tu n'es plus cet enfant cherchant asile dans sa chambre face aux adversités. Non, maintenant, c'est dans ton bureau que tu te replis, adoptant ton rôle de roi et t'enveloppant dans ton labeur comme pour t'isoler du monde, tandis que les domestiques et les gardes retiennent leur souffle, se fondant dans le décor, alors que tu t'enfermes dans ton silence, n’en sortant qu’au retour de ton valet. « Il est de votre devoir, Thomas, d'empêcher que de telles situations ne se produisent », déclares-tu avec un ton cinglant lorsque ce dernier t'apporte une tasse de thé, faisant de lui, comme souvent, le réceptacle de ta frustration. C’est aussi son rôle du supporter tes humeurs, il le sait, c'est pourquoi, stoïque et imperturbable, il accepte ce rôle sans un mot de plainte. « Veuillez accepter mes plus humbles excuses, Votre Majesté. Je vous assure que cela ne se répétera point. », répond-il avec une déférence mesurée. Mais ses mots ne font qu'effleurer ta conscience troublée, alors que tu délaisses la tasse de thé, te levant pour retourner à ta fenêtre. Là, tu as une vue parfaite sur l'endroit où vous vous êtes croisés il y a quelques instants.
Dans un autre temps, une autre vie, cette rencontre aurait été un présage de bonheur, et vous auriez poursuivi votre promenade ensemble. Mais désormais…
Non.
Désormais, il ne sert à rien d'y penser. Ces pensées ne sont que des fantômes d'un passé révolu, des spectres de ce qui aurait pu être et qui ne sera jamais plus.
Et pourtant…
Inévitablement, les souvenirs affluent, te ramenant à ce jour où, pour la première fois, tu l'as poursuivie dans un jardin. Racontée ainsi, l'histoire pourrait sembler peu flatteuse, voire quelque peu troublante pour ta réputation… Mais pour en saisir toute la nuance, il est nécessaire de remonter à votre première rencontre. À ce bal en Alpia, où ta jeunesse et ton arrogance étincelaient, un trait commun chez les jeunes hommes de bonne famille qui, à l'aube de la vingtaine, se retrouvent submergés d'une attention flattant outrageusement leur ego. Aujourd'hui, le souvenir de ton comportement d'alors t'inspire une gêne certaine. Il faut dire qu'il y a une décennie, ton orgueil était sans conteste ton plus grand défaut. Ce n'est que lorsqu'il t'a conduit dans une impasse délicate que tu as enfin pris conscience de ses conséquences…
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« Puis-je vous demander, votre Altesse, si vous avez eu l'occasion de vous entretenir avec Miss Mittelstadt ? On murmure que Lady Keller est fort désireuse de la voir convenablement établie, peut-être même au rang de princesse. » C’était Lord Glaris, un jeune noble de rang suffisamment prestigieux pour se permettre de faire partie de ton cercle d’ami, qui venait de parler avec une pointe d'ironie raffinée, alors que tu échappais enfin à la fameuse Lady Keller, non sans avoir subi quelques-unes de ses insistances, fuyant alors vers les jardins pour retrouver les autres étudiants et héritier de l’académie invité à ce bal. En tant que prince en âge de se marier, tu étais habitué à être la cible de nombreuses dames lors de réceptions, mais Lady Keller était certainement l'une des plus déterminées que tu aies jamais rencontrées, quand bien même tu doutais de sa sagesse en constatant son zèle d’ainsi vouloir marier une noble déchue à tous les bons partis du pays. A quoi bon ? Aucun homme un tant soit peu sensé n’épouserait une femme sans titre et sans dot…
« Quelles impressions vous a-t-elle donc laissé, Altesse ? A-t-elle éveillé en vous une soudaine ardeur matrimonialement impétueuse comme l’espère son honorable bienfaitrice ? » interrogea avec un cynisme mordant un autre jeune lord de l'académie, imprégné d'une arrogance similaire à la tienne, alors que tu les rejoignais dans le petit coin du jardin de la demeure de Lady Keller où ils s'étaient rassemblés. Le ton moqueur des jeunes aristocrates trahissait leur plaisir à ridiculiser les manœuvres matrimoniales des dames de la haute société. Ils arboraient avec fierté le privilège de pouvoir ignorer ces jeux de mariage, préférant rester célibataires pour jouir sans entrave de leurs années de jeunesse avec une insouciance trompeuse. Tous savaient, quelque part au fond d'eux, qu'un jour ou l’autre, leurs parents les surprendraient avec une union arrangée, une mesure préventive pour sauvegarder leur réputation et celle de leur famille, avant qu'une quelconque histoire de débauche ne vienne ternir leur image d'héritiers parfaits. Il aurait fallut être un deuxième fils, pour pouvoir avoir une chance d’y échapper. Et ne pas être un prince, surtout…
Prenant un moment pour savourer ton vin, un sourire assuré et insolent émergea doucement sur tes lèvres, reflétant la superbe de ta jeunesse, tandis que tu finissais ta boisson. Tu avais soigneusement préparé ta réponse, prêt à déployer ton arrogance théâtrale, digne d'un prince des plus sot. « Eh bien, je ne saurais nier que Miss Mittelstadt possède un certain charme, mais il est loin d'être suffisant pour captiver mon intérêt, messieurs. Je vous laisse donc tout le loisir de courir après ses faveurs, bien trop modestes pour éveiller ma curiosité. Quant à moi, je préfère réserver mon attention à des dames qui, malgré l'absence de dot ou de titre, ont au moins la décence de se distinguer par une beauté hors du commun. », dis-tu avec un détachement feint, tandis que tu fais signes à un serviteur de t’apporter un autre verre de vins, comme si tu cherchais ici à te féliciter d’avoir été de tous le plus insultant par tes paroles. Tes camarades, de leur coté, rirent grassement à tes mots, se gonflant de fierté et de virilité, continuant sur ta lancée en se moquant ouvertement des jeunes débutantes qui n'atteignaient pas leurs critères exigeants. Leurs rires, empreints d'un mépris insupportable pour toute personnes ayant un minimum d'empathie, trahissaient leur plaisir à ignorer les règles sociales tout en se drapant dans leur privilège. Des idiots, en sommes. Mais des idiots influents et privilégiés, hélas.
Par l'unique, ces mots idiots et ces bravades allaient te hanter bien plus longtemps que tu ne l'aurais jamais imaginé...
Yeux sombres, cœur cruelAn unwavering beacon bound by a crown of thorns, his heart a silenced tempest in a cage of duty.
KoalaVolant