Si quelqu'un ne laisse aucune empreinte sur le monde, existe-t-il seulement ? | |
Lénore ne se mêlait pas vraiment à ce club de gentlemen qui prenait le thé à quelques mètres abordant des sujets éminemment inintéressants pour la jeune tête blonde, elle s'occupait de son côté, assise sur une couverture dans le jardin d'hiver, feuilletant une vieille encyclopédie illustrée, au moins trois fois plus vieille qu'elle. Elle observait toutefois d'un œil distrait ces hommes tous bien nés et bien entendu très beaux, comme s'ils étaient capables de produire un bruit de fond qui la fascinait tant, un interlude exotique dans le quotidien et sans doute était-elle la même chose pour eux, ils ne s'adressaient pas souvent la parole. Il y avait une forme de respect chaste entre les protagonistes de cette étrange pièce qui se répétait tous les mois. Toujours est-il que ce fut un jour faste, où elle devait partager l'attention de son maître et s'occuper seule sans le déranger, il l'autorisa à boire pas plus que deux verres de vin au repas du soir, mais on l'envoya rapidement se coucher. Elle ne parvint guère à fermer l'œil de la nuit, les discussions n'avaient pas cessé et parfois un éclat de rire venait troubler le silence nocturne, à peine eût-elle croisé l'un des invités, en état de nature, par chance pour lui il ne la remarqua pas, et elle ne le jugea pas vraiment. Le spectacle n'avait pas été si désagréable à observer, bien que purement innocent. Son maître disait qu'il n'y avait que des fous pour s'aventurer à ses soirées, encore plus totalement nus à errer dans les couloirs froids. Elle se questionna cependant sur quel pouvait être le sortilège à l'œuvre qui opérait de telles différences physionomiques entre les hommes et les femmes, mais cela fut rapidement balayé par son ventre qui criait famine et l'envie de s'occuper. Il y a une chose étrange dans la présence de Lénore dans cette riche demeure familiale presque entièrement dépeuplée, comme si elle est le fantôme des lieux. D'une part parce qu'elles ne sont que deux femmes - pour peu que l'on puisse considérer la petite blanche comme une femme, et l'autre étant la servante dévouée à sa personne -, elle s'affichait la journée à courir entre les jardins et la bibliothèque, parfois aux écuries poursuivies pas son seul éclat de rire. Et la nuit c'était ses petits pieds trottinant sur le parquet ciré et le bruissement de sa robe de nuit qui l'accompagnait. Parfois lors de ses nuits d'insomnies elle volait des livres, elle n'y comprenait pas grand-chose, mais cela l'occupait. Ses chuchotements fluets accompagnant ses pérégrinations nocturnes lorsqu'elle se perdait dans les corridors sombres. Ses pas la conduisent dans la bibliothèque armée d'une assiette remplie de biscuits et d'un chandelier dont les bougies à moitié consumées donnaient à ses cheveux laissés libres une teinte d'or en fusion. Elle ressemble à toutes ses héroïnes de roman fantastiques et gothiques dont son maître lui fait la lecture, dans sa robe de chambre blanche qui ne dissimule pas grand-chose et cette grande bibliothèque aux teintes brunes et aux livres poussiéreux, dehors un orage éclatait, le ciel grondait. Et parfois même un éclair illuminait la pièce. Elle déposa tout son barda sur une table basse avant de se carrer dans un fauteuil de velours vert puis elle ouvre son livre. Un feu achevait de mourir dans la grande cheminée. |
Vous m'avez condamnée à l'oubli.