n’a jamais connu l’amour.
Celui qui lie l’amour et l’horreur
a déjà aimé.”
Les générations royales avaient tissé dans ce salon un réseau d'intrigues, reconnaissant tacitement sa valeur comme un havre de discrétion. Sa position, telle une île isolée dans l'océan du palais, offrait un refuge parfait pour des dialogues chargés de sens, à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes. Les murs épais et les portes scellées garantissaient une solitude sonore, tandis que deux sentinelles veillaient à l'entrée, gardienne des secrets royaux.
Derrière ses atours de charme et ses ornements délicats, le Salon des Mésanges s'était mué, au gré des âges, en un temple consacré aux confidences et aux manœuvres cachées des souverains. En son sein, les échos des affaires les plus pressantes et les plus confidentielles résonnaient, enveloppés dans un écrin de quiétude et de confort. Mais pour l'observateur extérieur, ces murs ne renfermaient qu'une banale réunion de famille, masquant habilement le jeu de pouvoir et les stratégies tissées dans l'ombre de ses alcôves.
« Je vous remercie de vous joindre à moi pour l’heure du thé, Mère », profères-tu, revêtu de ce masque de courtoisie impeccable, où ton sourire, bien que poli, ne parvient pas à illuminer ton regard. Tu accueilles celle qui t'a donné la vie, cette étrangère vêtue du titre de mère, avec une révérence plus profonde qu'envers tes sujets ordinaires, un geste empreint d'une pitié filiale presque tragique, alors que vous prenez place dans le petit salon.
Pensif, tu te questionnes un instant sur la somme de mots que vous avez échangés au cours de votre existence commune. Deux cents ? Non, peut-être cent… En vérité, tu doutes même que vos paroles aient dépassé la cinquantaine, une fois les conventions et les formalités mises de côté. Ta mère, dont les yeux ne se sont jamais posés que sur Alexander, t'a laissé dans l'ombre d'un frère chéri sans un seul regret. Heureusement, ton éducation, rigide et confinante, t’avais enseigné très vite l'art de refréner toute jalousie, de renoncer à tout désir pour ce qui était dû à Alexander, pour ce qui t'était interdit de convoiter. Cette formation, impitoyable et précise, avait eu pour but de te dépouiller d'ambition personnelle, car il eût été imprudent de faire de toi un maître-espion tout en laissant s'éveiller en toi la convoitise de la couronne. Cependant, le sort, dans son ironie cruelle, t'avait finalement désigné comme son porteur, rendant cette éducation, si finement orchestrée pour éteindre en toi toute aspiration au trône, une faiblesse dévastatrice. Une faiblesse avec laquelle tu luttes désormais en silence, abandonné devant ces tourments dont personne, hormis ton défunt père, ne fut jamais au courant. Ta solitude a toujours été ta force Valerius, quand bien même, en ces quelques rares instants, elle se révèle presque une faiblesse.
Élevé loin des splendeurs et des intrigues du palais, tu t'étais trouvé dès ton jeune âge, plus que tes frères et sœurs, dépossédé de toute notion de famille. Jusqu'à récemment, Léonie, dont le souvenir te devenait désormais interdit, était la seule à occuper cette place dans ton cœur. Ignorant ce qu'aurait pu être l'affection maternelle, son absence ne t'avait néanmoins jamais vraiment manqué. En revanche, le désir ardent de reconnaissance et de validation pour compenser le manque d'amour t'avait forgé en serviteur zélé de ton père, cherchant sans cesse à gagner l'approbation de ton roi à travers des actes impitoyables, destinés à nourrir ses ambitions dévorantes. On t'avait enseigné à quérir les faveurs de ton roi, mais en quoi l'approbation de ta reine aurait-elle pu t'être utile ? Comme elle n'avait jamais eu aucune valeur pratique, tu ne l'avais pas recherchée, et encore moins sollicitée…
Maintenant que tu prenais le temps d'y penser, des années s'étaient écoulées entre le moment présent et la dernière fois où tu avais partagé plus que quelques instants avec la reine Elaine, et même dans ces rares fois, ne te revenait en mémoire que des portraits de famille et autres réunions familiales sans valeurs.
Et pourtant, voilà que désormais, après le décès tragique d'Alexander, vous vous retrouviez là, elle et toi, prenant le thé. Seuls. Pour la première fois de votre existence. Une rencontre marquée par l'étrangeté de l'inconnu et l'absence d'un passé commun, assurément. Une étrange et silencieuse confrontation entre deux êtres reliés par le sang, mais séparés par un abîme d'indifférence et d'incompréhension.
Malgré ta nature stoïque et ta capacité d'adaptation, tu ne peux pas ignorer totalement l'étrangeté de cette scène. Chaque mot échangé, empreint de politesse, résonne avec la fausseté et la vacuité des mensonges. Ses yeux ne t’ont jamais vu, et tu devines les reproches qu’elle pourrait te faire, désormais qu’il n’est plus là. Etrangement, cela te met mal à l'aise, quand bien même tu le caches parfaitement. Regrettes-tu que ta mère ne t'ait jamais regardé autrement que pour te reprocher de n'être pas Alexander ? Sur cette interrogation, ton esprit reste incertain.
Il te faut plus de temps que d'ordinaire pour tisser des banalités, soutenant péniblement cette conversation insipide. Tu attends, prévoyant d'aborder les véritables sujets une fois le thé servi et le personnel congédié dès que la façade d'une rencontre de famille banale aura été suffisamment nourris. Le Salon des Mésanges, avec son atmosphère informelle, offre l'avantage d'être dénué de la cour habituelle : pas de conseillers, de ministres, de dames de compagnie ou de serviteurs en nombre. A part un serviteur soigneusement sélectionné, deux gardes à l'entrée et Thomas, ton valet-de-pied, ta cour est absente, un soulagement bienvenu après des semaines passées sous le regard d'une suite constamment insatisfaite de tes réponses. La transition d'une vie dans l'ombre à celle d'un roi requiert une période d'adaptation non négligeable. Dans quelques mois, tu seras probablement tellement habitué à cette escorte que l'absence de celle-ci te donnera une sensation de nudité, mais pour l'instant, cette acclimatation est encore loin d'être complète, et tu ressens vivement le poids de ce nouveau rôle, encore étranger et encombrant.
« Les jardins se parent de leurs atours automnaux, déployant un éventail de couleurs éclatantes. Avez-vous eu l'opportunité d'apprécier cette splendeur saisonnière lors de vos récentes promenades ? » Tu laisses flotter ces mots, tandis que ton regard se perd vers les fenêtres du salon, offrant une vue imprenable sur les jardins. Un sourire fin et presque imperceptible, teinté de nostalgie amère se dessine sur ton visage alors que tu contemples ce tableau, ton esprit vagabondant vers ton frère et son irritante inclination pour la poésie. « Alexander aimait à dire que c'est en automne que les jardins dévoilent leur véritable magnificence. Il y trouvait une poésie mélancolique dans le changement des couleurs, un attrait pour la nostalgie peut-être, qui le rendait particulièrement réceptif à la beauté de cette saison. » Alexander avait l'âme d'un rêveur, une qualité – ou défaut– essentielle à un idéaliste, une qualité que tu n'avais jamais partagée, ancré trop profondément dans la réalité et ses horreurs pour laisser place aux rêves. Tes nuits étaient hantées de cauchemars et de terreurs, teintant ton caractère d'amertume et assombrissant tes pensées, chaque année un peu plus, te rendant prompte aux mauvaises humeurs. À l'inverse, les siennes avaient toujours possédées cette nuance surannée et mélancolique qui le définissait. Jamais tu n'aurais pensé que ce que tu avais toujours considéré comme son plus grand défaut te manquerait un jour, maintenant qu'il n'était plus…
Yeux sombres, cœur cruelAn unwavering beacon bound by a crown of thorns, his heart a silenced tempest in a cage of duty.
KoalaVolant