Fineas – tu avais choisi de le nommer ainsi pour lui attribuer une origine un peu plus prestigieuse que la tienne – avait longtemps été un musicien médiocre. Techniquement compétent, mais il lui manquait ce je-ne-sais-quoi qui distingue les grands artistes. Malgré ses efforts et sa persévérance, il dut se résoudre à changer de voie quand la famine commença à le toucher, le forçant à se reconvertir en professeur de musique pour de jeunes aristocrates dénués de talent. Au début, il trouva quelques familles aristocratiques disposées à l'engager, mais rapidement, probablement en raison des changements sociétaux traversés par leur cher royaume d’Albion, ses riches employeurs le délaissèrent au profit de professeurs plus... humains. C'est ainsi.
Au départ, cette situation ne fut pas trop problématique. Toutefois, les choses se compliquèrent lorsque l'argent commença à manquer. Maigrir à cause de repas moins fréquents n’était qu'un souci mineur, mais lorsque le paiement du loyer devint un problème, il dut s'attaquer sérieusement à la question. Des employeurs elfes ? Il avait tenté d'en trouver, mais se faire un nom s'avérait difficile quand les salons musicaux hésitaient à engager des artistes elfes, et que son expérience en tant que professeur était trop courte pour bénéficier de l'effet du bouche-à-oreille. Finéas ne trouva pas de solution, car évidemment, cela ne t'aurait pas arrangé s'il en avait trouvé une. Face à cette impasse, Finéas décida de braver les interdits et les conventions sociales, osant frapper à la porte d'une Noble réputée, selon quelques murmures, pour être bienveillante envers les elfes.
Finéas te semblait être le personnage idéal pour aborder cette demeure. Un peu de maquillage pour souligner davantage ses traits épuisés et ta maigreur naturelle - exacerbée par la diminution des repas afin de coller au personnage -, une teinture pour foncer tes cheveux bouclés, et quelques vêtements usés mais de bonne qualité pour compléter l'histoire d'un professeur issu de la bonne société, désormais sans les moyens de renouveler sa garde-robe. Assez misérable pour susciter la sympathie d'une prétendue humaine soucieuse du bien-être elfique, mais pas trop sordide pour révulser une noble dame peu encline à affronter la dure réalité de ce monde. Un équilibre parfait entre le pathétique et l'acceptable, en somme.
Lorsqu'il frappa à la porte du domicile qu'on lui avait indiqué comme celui de la noble dame, Fineas fut accueilli par une domestique. Elle écouta avec méfiance son discours un peu décousu mais poli. Comme il s'y attendait, et ne sachant pas comment réagir, elle alla chercher l'intendant. Cet homme, à son tour, écouta les supplications polies et courtoises d'un Fineas pleinement conscient de la nécessité de les convaincre, la faim se faisant de plus en plus pressante dans son estomac le lui confirmant. Après une longue réflexion, l'homme partit, laissant Fineas soupirer de soulagement. C’est un début.
La domestique lui proposa alors un verre d'eau, qu'il accepta volontiers, l'accompagnant alors à la cuisine en attendant que l'intendant informe sa maîtresse et revienne avec une réponse. Cette petite allée jusqu’au cuisine fut le moment idéal pour confirmer ce que tu savais déjà : tous les domestiques étaient des elfes… Hm. Attention néanmoins, cela n'indiquait pas forcément une bienveillance envers ton peuple : combien d’humains préféraient employer des elfes pour mieux les rabaisser ? Néanmoins, le fait que même l'intendant soit un elfe te permet légitimement de douter. Habituellement, les postes décisionnels et de pouvoir sont réservés aux humains, ce qui rend cette situation inhabituelle dans la maison d’une femme de cette même race. On dirait que le Marquis avait raison de s'intéresser à cette dame au point de t'envoyer ici… Mais ne tirons pas de conclusions hâtives, prenons le temps de distinguer la vérité des apparences biens heureuses…
Finalement, Fineas a eu le temps de finir son verre et d'échanger poliment quelques mots avec la gentille domestique, attentive à ce qu'il reste en place et ne subtilise rien, avant que l'intendant ne revienne, faisant se lever précipitamment le professeur de musique, tandis que l’autre examinait d'un œil critique sa tenue. Elle devait lui sembler inappropriée pour une présentation à sa maîtresse, mais Fineas n'avait malheureusement rien de mieux. Le repassage et le lavage de la veille ne semblaient pas suffisants pour le rendre assez présentable face aux yeux délicats d’une noble dame…
« Madame accepte de vous recevoir. Vous avez de la chance, elle n'attendait personne. » C'était une manière à peine voilée de lui rappeler son écart significatif par rapport au protocole qui aurait voulu que ce soit elle qui le sollicite, si un jour elle avait entendu parler de lui et voulu un professeur de musique, et non lui qui s’invite chez elle. Quel professeur de musique oserait faire du porte-à-porte chez des aristocrates ? Une telle démarche constituait une intrusion marquée dans leur vie privée, un outrage qui aurait pu lui valoir sa réputation. Mais Fineas n’avait justement pas de réputation, raison pour laquelle il mourrait de faim, en attendant des employeurs qui ne venaient pas le solliciter. Non, nécessité faisait loi, et Fineas ne pouvait que se féliciter de la magnanimité avec laquelle la dame ne lui en tenait pas rigueur. Il murmura de timides excuses, baissant légèrement la tête, serrant fermement son chapeau d'une main et son violon de l'autre tout en suivant l’homme à travers les couloirs de la fastueuses demeure. C'était ici que tout se jouerait…
Lorsque l'intendant ouvrit la porte, il annonça l'invité : « Monsieur Fineas Snow, madame », avant de permettre à Fineas d'entrer, ce dernier s'inclinant profondément devant la dame déjà présente dans le petit salon. Elle était indéniablement belle et jeune, et à sa tenue, il devina qu'elle était veuve, ce que tu savais déjà. « C’est un très grand honneur de vous rencontrer, Madame la comtesse. Je ne saurais exprimer toute ma gratitude pour avoir accepté d'accorder un bref entretien à ma modeste personne. » D'une voix obséquieuse, légèrement bégayante sous le coup de l'émotion, Fineas s'inclina de nouveau, comme pour renforcer ses paroles de gratitude. Rien n'était encore acquis, c'était vrai, mais elle avait accepté de le rencontrer, malgré le fait qu'il soit un elfe sans le sous et elle, une humaine bien née.
Les temps changeaient, indéniablement…
If I look back I am lost
“La nature du monde est telle que lorsque nous créons quelque chose, nous détruisons souvent autre chose en parallèle”